Programme

Plaine Commune Territoire Apprenant Contributif

Nous vivons une profonde transformation de société liée à la diffusion massive des technologies numériques. Elle impactera très fortement l’emploi. Notre projet consiste à élaborer un nouvel modèle macro-économique centré sur les savoirs et à l’expérimenter sur le territoire de Plaine Commune, pour ensuite le généraliser.

1) Les enjeux

Disruption

L’époque actuelle de l’Anthropocène[1] se caractérise par la disruption. La disruption résulte du fait que la vitesse de l’évolution technologique est bien plus grande que celle de l’évolution des systèmes sociaux : l’ensemble des organisations sociales, de la famille au gouvernement en passant par les entreprises, les langages, le droit, les règles économiques, la fiscalité etc., sont transformées[2]. Ce rythme de transformation extrêmement rapide échappe au politique comme à la puissance publique en général : alors que les systèmes sociaux sont court-circuités par les nouvelles starts-ups pratiquant l’innovation radicale et permanente, aucun nouveau modèle de développement économique et social viable à long terme ne peut se reconstituer.

Le désajustement entre évolution du système technique et évolution des systèmes sociaux n’est pas nouveau. Il est le propre de toutes les révolutions industrielles. Est en revanche tout à fait nouveau le fait que la régulation, la législation et le savoir arrivent toujours trop tard dans leurs tentatives d’appropriation du nouveau : l’extension constante des vides théoriques et juridiques qui en résulte est sans précédent historique.

Entropocène

Si l’on définit l’entropie[3] en son sens élargi au-delà de la thermodynamique, comme la tendance à la désorganisation ou à la dissociation de structures, comme la tendance d’un système à épuiser ses potentiels dynamiques et sa capacité de conservation ou de renouvellement, alors la disruption semble pouvoir être décrite comme un processus entropique, au cours duquel l’innovation technologique devient autodestructrice en court-circuitant l’exercice de la puissance publique et en désorganisant les structures sociales existantes. Elle s’inscrit ainsi dans le processus d’augmentation massive de l’entropie qui caractérise l’époque de l’Anthropocène à travers le bouleversement des équilibres écosystémiques : les systèmes climatique, géographique, démographique et biologique qui constituent différentes dimensions de la biosphère ne survivent pas aux projets technologiques, industriels et économiques actuellement mises en œuvre à l’échelle planétaire[4].

Les déséquilibres biosphériques, économiques et psycho-sociaux aujourd’hui provoqués par « l’informatisation de la société[5] » sont en partie dus au fait que les modèles d’innovation disruptifs actuels sont conçus et concrétisés en fonction des intérêts de l’industrie numérique de Californie du Nord, et la plupart du temps aux dépens de l’économie européenne et française. Face à un tel processus, il semble nécessaire d’envisager un nouveau modèle macro-économique intégrant les questions écologiques et valorisant la production de néguentropie[6], afin de transformer progressivement l’économie pour surmonter structurellement cette situation.

Automatisation et diminution de l’emploi

A l’échelle internationale aussi bien que nationale, un consensus se dégage pour admettre qu’au cours des deux prochaines décennies, l’automatisation numérique, c’est à dire fondée sur les algorithmes, qui se concrétise à la fois comme data economy et comme nouvelle robotique (y compris domestique), aura des conséquences considérables sur l’emploi[7]. L’automatisation tend à remplacer non seulement les ouvriers dans les usines, mais aussi de nombreux autres emplois dans tous les secteurs (y compris ceux de l’éducation, de la médecine, du droit), et nous oblige à soulever une question fondamentale : avec quel argent les individus qui ne travaillent plus pourront-ils consommer ce que produiront les robots et la data economy ?

Ce fait de la disparition progressive de l’emploi[8] pourrait aussi devenir une chance : les emplois susceptibles d’automatisation sont en effet les emplois répétitifs et donc prolétarisants pour ceux qui les exercent. La réduction de l’emploi pourrait donc signer la renaissance du travail, dans sa dimension de création singulière. Mais pour cela, il est indispensable que la puissance publique territoriale, la puissance publique nationale et les puissances économiques implantées sur les territoires coopèrent avec les établissements supérieurs pour concevoir et mettre en place une réponse adaptée aux enjeux actuels de l’emploi et du travail bouleversés par l’automatisation, afin d’ouvrir de nouvelles perspectives d’avenir.

2) Notre proposition : l’expérimentation territoriale d’une économie contributive fondée sur un revenu contributif

Revenu contributif

L’hypothèse de l’économie contributive consiste à soutenir que les robots et les algorithmes, qui sont aujourd’hui à l’origine de la diminution des emplois salariés dans tous les secteurs d’activités et d’un processus de précarisation et de prolétarisation généralisée, sont aussi ce qui permet de mettre fin à la prolétarisation et à la précarisation, à condition cependant de sortir progressivement du modèle entropique de l’emploi salarié, pour réhabiliter et revaloriser la pratique des savoirs et le développement des capacités, qui augmente la puissance d’agir des individus tout comme l’intelligence collective et l’activité économique des territoires.

Les savoirs faire, vivre et conceptualiser ne cessent de se transformer à travers les pratiques singulières des individus qui y participent, et contribuent ainsi à l’évolution dynamique des sociétés et des territoires, qui se distinguent et se transforment à travers l’invention de de nouvelles techniques et de nouveaux modes de vie. La pratique des savoirs participe ainsi à la lutte contre l’augmentation massive d’entropie qui caractérise l’Anthropocène.

L’utilisation des automates dans la production permet de gagner du temps en augmentant la productivité : le temps rendu disponible pourrait dès lors être redistribué aux citoyens, et dédié à la création de savoirs vivre, de savoirs faire et de savoirs académiques – bref, au développement des capacités singulières des individus, qui suppose leur co-individuation au sein de projets collectifs, et le retour du fruit de leurs travaux vers la société et le territoire.

Un revenu contributif pourrait ainsi être délivré aux individus, afin de rémunérer le temps mis au service de leur capacitation, à condition qu’ils puissent justifier d’une période d’emploi intermittent, durant laquelle les capacités acquises sont mises à profit pour le développement sociétal du territoire, dans le cadre d’emplois intermittents labellisés comme contributifs.

Emplois intermittents et structures de capacitation

La mise en œuvre d’un revenu contributif suppose donc :

  • le développement de structures et de processus de capacitation sur le territoire, susceptibles de donner aux citoyens les moyens de développer individuellement et collectivement des savoirs :

    Un processus de capacitation correspond au développement de capacités au cours d’activités de travail, et se distingue de l’acquisition de compétences exigées par un emploi. Les compétences acquises en vue de l’employabilité tendent à enfermer l’individu dans l’effectuation de tâches à la définition desquelles il ne prend aucune part et qu’il ne peut ni modifier ni transformer. Quand il soumet l’individu à des procédures préétablies, l’emploi peut devenir structurellement entropique : il entretient des processus sclérosants qui tendent à la répétition du même et non à la production de nouveauté. A l’inverse, les pratiques de savoir ou les processus de capacitation[9] sont producteurs de néguentropie au niveau psycho-social (« néguanthropie ») : ils instaurent des processus qui tendent à produire de l’organisation au sein de communautés partageant des règles et des objectifs, mais aussi de la diversification, de la nouveauté, de la singularité à partir des controverses entre pairs.
  • la création d’emplois intermittents au sein de structures labellisées comme néguentropiques :

Une structure (publique, privée ou associative) pourra être labellisée comme néguentropique si elle contribue à la mise en œuvre d’un profit (social, environnemental, économique) durable et soutenable pour le territoire.

Indicateurs d’impact néguentropique

Il semblera dès lors nécessaire d’élaborer de nouveaux indicateurs économiques, permettant de prendre en compte la production de néguentropie et les impacts sociaux et territoriaux des entreprises, ce qui suppose d’envisager d’autres critères que le profit immédiat et d’autres types de valeurs que la valeur d’échange dans les processus d’évaluation. Il s’agira par exemple de mesurer l’influence des activités des habitants, des associations et des entreprises sur l’écosystème et la biodiversité, leur participation à l’éducation, au travail, ou au bien-vivre commun, la durabilité des profits créés, la pertinence et la nécessité des projets développés pour le territoire…

Le fait de constituer du capital contributif susceptible d’être investi dans le développement de telles activités suppose donc de qualifier à nouveaux frais et en fonction de critères spécifiques l’investissement contributif, notamment en  formalisant de façon quantifiable des indicateurs d’impact néguentropique (susceptibles de mesurer les externalités positives de ces activités, leur valeur en terme de soutenabilité écologique et  d’innovation sociale, et sur la base d’une nouvelle conception de l’utilité).  Il s’agira ainsi d’envisager de nouveaux modes de revenu,d’investissement et de crédit contributifs expérimentaux, et à plus long terme, de créer des modèles macro-économiques permettant de répondre aux financements de ces nouvelles activités, au-delà de l’expérience territoriale, dans une perspective à la fois nationale, européenne et internationale.

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Notes de bas de page :

[1]          Terme proposé par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen pour désigner l’ère géologique ayant débuté lorsque les activités humaines ont eu un impact global significatif sur l’éco-système terrestre, impact susceptible de mettre en question à terme la possibilité de la vie sur notre planète. Cette nouvelle ère aurait été amorcée à la fin du XVIIIème siècle avec la révolution industrielle.

[2]          Au cours des dernières années, l’Europe et les grands pays industrialisés ont découvert les effets et les conséquences de ce que Clayton Christensen (Université de Harvard) appelle la disruption en reprenant et en modifiant une thématique avancée par Jean-Marie Dru dès 1993. Le phénomène de disruption est parfois qualifier d’ ubérisation », en référence à la façon dont la plateforme UBER pratique une guerre économique planétaire sans « droit de la guerre » et dont les habitants et les territoires font les frais. Voir sur ce point les analyses d’E. Morozov : https://blog.mondediplo.net/2016-02-01-Uber-miroir-de-l-impuissance-publique ou https://www.monde-diplomatique.fr/2015/09/MOROZOV/53676.

[3]          Tendance à l’inertie, à la désorganisation ou à la dissociation des structures. Le concept d’entropie a été initialement forgé pour décrire la dissipation irréversible de l’énergie dans l’univers. Le taux d’entropie est la grandeur caractérisant le degré de désordre d’un système local. Il désigne en ce sens les effets d’un processus qui tend à s’enfermer sur lui-même et à épuiser ses potentiels dynamiques.

[4]        http://scientistswarning.forestry.oregonstate.edu/sites/sw/files/Warning_article_with_supp_11-13-17.pdf

[5]          Le stade actuel de l’ « informatisation de la société » (décrite dès 1978 par S. Nora et A. Minc dans leur rapport au Président de la République : http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/154000252.pdf) se caractérise notamment par la banalisation de l’intelligence artificielle, les technologies urbaines digitales, le capitalisme des plateformes, la pratique des réseaux et médias sociaux, etc.

[6]          Tendance à la structuration, à la diversification, à la production de nouveauté. Ce concept a été avancé par Schrödinger pour expliquer le fait que l’organisation des êtres vivants s’oppose localement et temporairement à la loi de l’augmentation inéluctable de l’entropie. La néguentropie est en cela le processus qui caractérise le vivant en tant qu’il lutte contre la dissipation de l’énergie et la désorganisation qui en résulte. La notion a été généralisée pour décrire tout ce qui tend à créer de la différence, du choix ou du nouveau dans un système se développant dans le sens de sa propre conservation et/ou de sa transformation vers une amélioration.

[7]          Sources : perte de trois millions d’emplois d’ici à dix ans d’après les anticipations réalisées par le cabinet Roland Berger.

[8]          L’emploi désigne ici la programmation de l’agir humain sous forme d’un contrat de subordination en contrepartie d’un revenu ayant des effets dits d’allégeance (cf Alain Supiot) et de prolétarisation, c’est à dire de perte de savoirs (cf Ars Industrialis). Cette subordination est tempérée par le code de travail et les conventions  collectives. L’emploi tend à soumettre les employés à des modèles de compétences et à favoriser leur adaptation aux procédures définissant leurs tâches. Il s’oppose au travail, qui permet aux individus de développer collectivement et socialement leurs capacités à travers une activité créatrice qui fait sens pour eux. Contrairement à l’emploi, le travail suppose la transmission de savoirs, ainsi que leur transformation et leur renouvellement à travers les pratiques singulières des individus qui les exercent.

[9]          Amartya Sen a reçu le prix Nobel d’économie en 1998, notamment pour ses travaux sur la théorie du développement humain (contribution à l’invention de l’indicateur de développement humain (IDH) qui mesure la pauvreté en fonction de la santé, du niveau d’éducation et du niveau de vie) et sur l’économie du bien être (qui propose d’évaluer les politiques économiques en termes d’effets sur le bien-être des communautés). Il est connu pour l’introduction de l’approche par les capabilités, qui désignent les possibilités concrètes dont disposent les individus pour faire des choix sociaux ou s’accomplir existentiellement : à travers cette approche, Sen proposait de déplacer l’analyse et la mesure des inégalités des biens économiques vers les capabilités des individus. Dans un article publié en 1992 et intitulé « Repenser les inégalités » , Sen montrait que si les hommes du quartier de Harlem ont moins de chance d’atteindre l’âge de 40 ans que ceux du Bangladesh, ce n’était évidemment pas parce que le revenu moyen à Harlem était inférieur à celui du Bangladesh, mais en raison de problèmes de soins médicaux, de manque d’attention à la santé, de généralisation de la criminalité urbaine, et d’autres facteurs affectant les capabilités de base des résidents de Harlem.